Purple Magazine
— S/S 2007 issue 7

Emmanuelle Bercot

interview by ANNA DUBOSC
photography ALBRECHT KUNKEL

 

The filmmaker, screenwriter, and actress examines the subtle dimensions of adolescent obsession. In Clément, a woman falls in love with a preteen boy. Backstage follows the life of a groupie stalking a singer. La Puce explores the emotions of very young girl losing her virginity. Her films have all the tenderness of a kiss.

ANNA DUBOSC — Quelles sont tes origines ?
EMMANUELLE BERCOT — Je viens d’un milieu social hybride. Mon père était chirurgien, c’était le fils d’un patron d’industrie. Ma mère était fille de postière, elle n’a jamais fait d’études. J’ai été élevée avec cette double influence ; intellectuelle et bourgeoise d’un côté, et populaire de l’autre. Mais dans mes films, je n’ai jamais eu l’idée de mettre en scène la bourgeoisie. Je me sens beaucoup plus à l’aise avec les milieux prolétaires ou disons modestes.

ANNA DUBOSC —Tu es née où ?
EMMANUELLE BERCOT — À Paris, dans le 15ème arrondissement où j’étais scolarisée dans une école catholique pour jeunes filles. À côté, je faisais de la danse quasiment tous les jours. Après le bac, j’ai arrêté mes études et je suis partie à Nice dans une compagnie de danse. Puis au bout d’un ou deux ans, je suis entrée dans une école de spectacle pour faire de la comédie musicale. C’est comme ça que j’ai découvert le théâtre. J’ai donc suivi des cours et joué à partir de vingt ans dans des spectacles de scène. À vingt-six ans, j’ai intégré la Fémis en section réalisation après avoir joué dans deux, trois films et surtout fait pas mal de petits boulots pour gagner ma vie.

ANNA DUBOSC — Est-ce que le choix du cinéma te semble a posteriori évident ?
EMMANUELLE BERCOT — Non, je n’ai pas du tout le sentiment d’avoir eu une vocation. Pour moi le cinéma est plutôt un accident, je suis tombée dedans comme ça.

ANNA DUBOSC — Il existe pourtant un lien physique entre la danse, la scène et tes films…
EMMANUELLE BERCOT — Depuis toute petite, je suis effectivement attirée par le spectacle et des formes d’expression artistiques, mais je n’ai jamais envisagé ni rêvé de faire du cinéma avant d’être concrètement amenée à en faire, lors de mon admission plutôt tardive à la Fémis. Il est cependant évident que mon goût pour le jeu a été un fil conducteur, qu’il y a eu comme un passage de témoin de la danse au théâtre et du théâtre au cinéma.

ANNA DUBOSC — Parlons donc du jeu et peut-être du Je. Dans ton premier long métrage Clément, tu joues le rôle d’une femme éprise d’un jeune adolescent. Est-ce parce que ce sujet était tellement intime que personne n’aurait pu l’incarner mieux que toi ?
EMMANUELLE BERCOT — J’avais cette idée de film depuis longtemps, mais le déclic est en effet venu de ma rencontre avec un jeune acteur avec qui j’ai noué un lien très fort dans la vie. Au départ, je pensais que je ne trouverais jamais un gamin pour jouer ça. C’est quand j’ai vu qu’il était enthousiaste que je me suis lancée dans l’écriture de cette histoire. Il était alors prévu qu’il serait le garçon dans mon film et je me suis dit que si je jouais la femme, quelque chose de notre rapport pourrait passer à l’écran. Mais comme le tournage a été repoussé, le garçon en question est devenu trop grand et j’ai alors cherché un autre enfant.

ANNA DUBOSC — Que signifie d’être à la fois derrière et devant la caméra ?
EMMANUELLE BERCOT — Être prise entre deux forces contraires : la maîtrise d’une part, l’abandon de l’autre. Être un peu schizophrène donc, le temps d’un tournage. Mais aussi doublement manipulatrice, en mettant les choses en scène à la fois de l’extérieur (derrière la caméra) et de l’intérieur (devant la caméra).

ANNA DUBOSC — De quoi se nourrit ton inspiration et comment prend-elle forme ?
EMMANUELLE BERCOT —  C’est de l’ordre de l’illumination. Je ne réfléchis jamais pour trouver une idée, en quelque sorte ça pousse et puis ça devient obsessif. Par exemple l’idée de La Puce m’est venue pendant le mixage des Vacances, le premier court-métrage que j’ai réalisé dans le cadre de la Fémis. C’est en voyant un arrêt sur image sur le visage d’Isild le Besco que j’ai pensé à faire un film sur le dépucelage d’une jeune fille.

ANNA DUBOSC —  Ce sujet est-il autobiographique ?
EMMANUELLE BERCOT — Non, pas du tout. D’une manière générale, je préfère parler des autres que de moi. Pour Les Vacances, j’ai été inspirée par une amie qui voulait me rejoindre avec sa fille et qui n’a jamais pu parce qu’elle était fauchée…En ce moment, j’écris un scénario sur des femmes qui vivent dans une zone pavillonnaire. Personnellement, je ne connais pas ce monde, mais ça m’est évident de plonger dedans. Je m’identifie beaucoup plus à ce genre d’univers qu’à celui auquel j’appartiens. Les affinités que j’ai avec des personnages qui sont très loin de moi n’ont donc rien à voir avec ma propre expérience, c’est purement instinctif.

ANNA DUBOSC —  Mais à côté de ces milieux modestes dont tu parles, il y a le décor des affects et d’une sensibilité féminine qui te sont peut-être plus intimes ?
EMMANUELLE BERCOT — Si je projette des choses, c’est inconscient. Concernant par exemple les hommes et leur place dans mes films, je sens bien qu’il y a quelque chose de récurrent, mais ça ne correspond pas du tout à mon propre rapport aux hommes. Dans la vie, je ne suis entourée d’aucune figure masculine représentée dans mes films.

ANNA DUBOSC —  À ce sujet, on a l’impression que les hommes sont plus omniprésents que véritablement présents, au sens où ils sont toujours liés au désir d’une femme. Dans La Puce, la façon dont tu filmes la nudité de l’amant semble ainsi restituer le regard subjectif de la jeune fille, ce mélange d’attirance et d’effroi qu’il suscite en elle.
EMMANUELLE BERCOT — Il s’agit effectivement toujours du point de vue d’une femme. Certaines réalisatrices parlent très bien des hommes, mais je n’ai jamais eu l’idée d’un film qui serait porté par la perception d’un homme, je ne m’en sens pas encore capable. J’ai l’impression de mieux connaître les femmes, peut-être tout simplement parce que j’en suis une. Et puis esthétiquement les femmes m’inspirent plus que les hommes. Je suis toujours plus éblouie par la beauté d’une femme que par celle d’un homme.

ANNA DUBOSC —  La Puce se termine sur un gros plan de quelques minutes sur le visage de la jeune fille, comme si elle écoutait son corps, qu’elle s’abandonnait davantage à elle-même qu’à son amant. Dans Clément, la femme perd progressivement prise sur son jeune amant ; il en ressort une solitude et une panique extrêmes. Backstage est l’histoire d’une adolescente qui vampirise son idole en l’imitant et en s’appropriant sa vie. Est-ce qu’il faut en conclure que pour toi le désir est solitaire ?
EMMANUELLE BERCOT — Certainement pas. Il est foncièrement fusionnel.

ANNA DUBOSC —  Mais dans tes films, cette fusion confine à la solitude puisqu’elle finit par absorber entièrement l’autre.
EMMANUELLE BERCOT — Je n’ai pas conscience de tout ça. On m’a déjà dit que je faisais des films masochistes, alors que j’ai l’impression d’être plutôt joyeuse. Mais je reconnais qu’il y a un gouffre entre mes convictions et ce qui transparaît dans mes films. Il faut croire que mon inconscient s’immisce dans cet espace, d’autant que je ne suis pas dans la théorie, que je m’exprime toujours de manière instinctive, avec la part de ce qui m’échappe.

ANNA DUBOSC —  Un autre thème récurrent est celui des femmes entre elles. Dans Les Vacances, on ressent une complicité tacite entre la mère et la fille malgré leur conflit. Il y a aussi cet amour ambigu mais au fond réciproque entre la chanteuse et sa fan dans Backstage.
EMMANUELLE BERCOT — Oui, cette tendresse pour les femmes, je la porte en moi depuis l’enfance. J’ai été élevée avec deux sœurs et j’ai fait toutes mes études dans une école de jeunes filles. Je me suis donc construite dans des univers essentiellement féminins, tout en étant un vrai garçon manqué.

ANNA DUBOSC —  Isild le Besco à qui tu ressembles étrangement est ton actrice de prédilection. Quel sont vos rapports ?
EMMANUELLE BERCOT — A priori, je ne pense pas qu’on se ressemble mais il y a eu beaucoup de mimétisme entre nous. Depuis mon premier film Les Vacances où elle jouait également son premier rôle, on a grandi et cheminé ensemble en se nourrissant l’une de l’autre. C’est devenu un alter ego, et c’est par ailleurs quelqu’un qui m’inspire énormément. À l’exception de Clément où je joue moi-même le rôle principal, j’ai écrit tous mes films pour elle, en pensant à la façon dont elle allait jouer. Il y a des cinéastes qui amènent leurs acteurs vers leurs personnages. J’ai toujours amené mes personnages vers mes acteurs.

ANNA DUBOSC —  Comment as-tu rencontré Isild ?
EMMANUELLE BERCOT — Sur une espèce de quiproquo. Je cherchais une gamine de treize ans pour jouer dans Les Vacances. À l’époque, une fille en dehors de la Fémis m’aidait à écumer les agences pour enfants. Elle a contacté par hasard la boîte de production de la mère d’Isild en pensant qu’il s’agissait d’une agence de jeunes acteurs. Celle-ci lui a expliqué que c’était une erreur, mais qu’en revanche elle avait deux filles de treize et quatorze ans. Voilà comment j’ai rencontré Isild et sa sœur Léo qui a aussi un petit rôle dans La Puce.

ANNA DUBOSC —  Après Les Vacances, tu as réalisé La Puce qui raconte donc l’histoire d’un dépucelage. Comment s’est passé le tournage ?
EMMANUELLE BERCOT — Je pense que c’était dur pour Isild. Elle a quand même passé huit jours de tournage dans un lit avec un homme de trente-cinq ans, ce n’était pas évident. Elle n’avait jamais embrassé un garçon de sa vie et après m’avoir promis de le faire, elle a catégoriquement refusé d’embrasser l’acteur au moment des prises. Elle détournait tout le temps la tête, elle se cachait, mais finalement c’était très bien comme ça, c’était juste.

ANNA DUBOSC —  À propos de justesse, certaines scènes de tes films semblent très spontanées. As-tu recours à l’improvisation ?
EMMANUELLE BERCOT — Rarement. En général, je sais exactement quelles doivent être les attitudes et les postures physiques. Avant de tourner, je visualise comment les choses vont être dites et filmées. Pour La Puce, j’avais décrit les scènes d’amour au frémissement près. Je n’ai pas mis les deux acteurs dans le lit en leur disant : “Bon là, vous vous caressez un peu et vous vous enlacez.” Chaque mouvement, chaque geste de main étaient détaillés comme dans une chorégraphie. Il m’arrive parfois de demander à un acteur d’en surprendre un autre en disant ou en faisant quelque chose qui n’apparaît pas dans le scénario. Dans La Puce, j’avais ainsi demandé à l’acteur Olivier Marchal d’interroger Isild sur sa cicatrice sous l’œil.

ANNA DUBOSC — Et dans Les Vacances, quand la mère et la fille se mettent à danser sur une chanson d’Alain Souchon ?
EMMANUELLE BERCOT — La scène était prévue, mais je n’ai effectivement pas réglé les rires ni les mouvements. C’est elles qui se sont laissées aller et j’ai capté les choses. L’improvisation se borne à laisser un espace de liberté aux acteurs pour qu’ils puissent s’approprier les scènes à leur façon.

ANNA DUBOSC — À propos de Clément qui relate une histoire d’amour entre un enfant et une femme, et de Backstage où une adolescente sublime jusqu’à prendre l’identité de son idole, as-tu été inspirée par ces deux films culte : Eve de Manckievicz et Le Souffle au Cœur de Louis Malle qui traitent de sujets identiques ?

EMMANUELLE BERCOT — On a souvent fait le rapprochement. Je n’avais pas vu ces films avant de réaliser les miens. En général, j’évite les références qui ont plutôt tendance à m’écraser, et puis je crois qu’on peut faire autant de films sur un même thème qu’il existe de réalisateurs. Les sujets sont universels, ce qui est personnel, c’est ce qu’on y met.

ANNA DUBOSC — Le personnage central de tous tes films est un ou une adolescente.
EMMANUELLE BERCOT — Oui, j’ai la sensation de bien connaître cette étape de la vie et d’avoir une facilité à m’en emparer. J’aime cette période instable et excessive de l’adolescence. J’ai plus de mal avec le monde adulte.

ANNA DUBOSC — Penses-tu comme Gombrowicz que l’immaturité et la jeunesse sont une fin en soi, la forme idéale de l’existence ?
EMMANUELLE BERCOT — Je suis tentée de le croire, mais je pense également que c’est le pire des maux.

ANNA DUBOSC — Tu filmes très près des corps et des visages, comme si tu les frôlais…
EMMANUELLE BERCOT — Oui, j’ai spontanément tendance à vouloir m’en approcher. Mon rapport à la caméra est très physique, bien plus physique qu’intellectuel. Pour moi, le cinéma se passe là-dedans. Je ne sais toujours pas pourquoi je fais des films, mais au départ j’avais plus envie de filmer des gens et des corps que de raconter des histoires. En fait, j’aurais aussi bien pu faire du documentaire ou de la photo. D’ailleurs, la photo m’émeut souvent plus que le cinéma. Sur les bancs de montage, certains arrêts sur image me donnent des émotions beaucoup plus fortes que la scène en mouvement.

ANNA DUBOSC —  Peut-être parce que le vrai mouvement se situe pour toi dans l’affect ?
EMMANUELLE BERCOT — Oui, j’ai souvent l’impression de saisir dans une image arrêtée des sentiments bien plus puissants que dans l’enchaînement des images.

ANNA DUBOSC —  Comment se passe l’écriture de tes scénarios ?
EMMANUELLE BERCOT — C’est un outil de tournage, mais ça n’a aucune valeur littéraire en soi et ce n’est pas ça qui me motive, c’est même plutôt un calvaire. J’ai écrit seule tous mes films, sauf pour Backstage, où j’ai fait appel à un coscénariste parce qu’il s’agissait d’une narration plus complexe qui ne m’était pas familière, alors que les films précédents étaient plus linéaires, plus intimes. J’appréhendais la perspective d’écrire une histoire avec plus de deux personnages, des enjeux dramatiques plus forts. Et puis pour Backstage, il a fallu faire un album. C’était autant d’énergie et de travail que le film. J’ai choisi les thèmes des chansons mais c’est ma sœur qui a écrit les paroles. J’ai découvert tout un monde, l’industrie du disque… On a travaillé dans des conditions professionnelles, c’était intéressant.

ANNA DUBOSC — Qu’en est-il du tournage ?
EMMANUELLE BERCOT — C’est ce qui m’excite le plus ; entraîner une équipe, travailler avec les acteurs.

ANNA DUBOSC —  Est-ce que ça te préserve de la solitude ?
EMMANUELLE BERCOT — Non, pas du tout. Quand je tourne, j’ai la sensation d’être absolument seule au monde.

ANNA DUBOSC — Concrètement, comment ça se passe ?
EMMANUELLE BERCOT — Dans une espèce de chaos monstrueux. C’est comme une transe qui commence du premier jusqu’au dernier jour de tournage. J’oublie totalement que j’ai un enfant, une vie, plus rien ne compte. Je suis hantée en permanence, ce qui ne m’empêche pas de rire, mais je reste dans un état de tension exténuante. Je dois non seulement réussir à incarner une histoire que j’ai imaginée, diriger les acteurs, mais aussi gérer des problèmes humains, des ego, des conflits. C’est de la démence !

ANNA DUBOSC — Pour conclure, est-ce que tu te positionnes en tant que femme dans ton travail ?
EMMANUELLE BERCOT — Non, pas du tout. Pour moi, l’idée d’un art sexué est inepte. Quand je vois un film, ça ne m’intéresse pas de savoir si c’est fait par un homme ou par une femme. En ce qui me concerne, je ne fais pas de films exclusivement pour un public féminin. D’ailleurs 90% des lettres que je reçois sont des lettres d’hommes, même si les femmes sont au centre de mon cinéma.

ANNA DUBOSC — Tu m’as dit qu’en ce moment, tu écrivais un film sur des femmes dans une zone pavillonnaire…
EMMANUELLE BERCOT — Oui, ça n’a rien à voir avec ce que j’ai fait jusqu’ici. Il n’y a pas de narration très nette, c’est une sorte de chronique, des portraits de femmes en quête ou en souffrance d’amour…

ANNA DUBOSC — Il s’agit quand même toujours d’amour…
EMMANUELLE BERCOT — Oui, je parle toujours de sexe et d’amour. Je pensais m’en sortir un peu, mais bon…Ce sera peut-être un peu plus léger que d’habitude, enfin j’espère…

END

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S/S 2007 issue 7

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