interview by OLIVIER ZAHM
portrait by JIM JARMUSH
drawings by JEAN-LUC VERNA
The French cult writer, JEAN-JACQUES SCHUHL, authored Rose Poussière in 1972, capturing nightlife of that time, but then for years almost seemed to disappear. He resurfaced in 2000 with a literary triumph, winning France’s most prestigious award, Le Prix Goncourt, for Ingrid Caven — a novel inspired by the German actress and singer, Schuhl’s longtime companion, and former (and only) wife of Rainer
Werner Fassbinder. Back at work on a new novel, Schuhl still avoids media attention, preferring the company of a chosen few. He accepted to meet with us to talk about his devotion to literature.
OLIVIER ZAHM — Pensez-vous toujours appartenir à l’underground ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — L’underground, cela n’existe plus puisque maintenant tout est dans la lumière. C’est horrible ! Ça n’a plus aucun attrait… C’est comme la poésie. En France, un poète c’est quelqu’un qui n’a pas su faire un roman… En Allemagne, c’est différent : la poésie y a un autre statut. Kafka par exemple est considéré comme un « dichter », c’est-à-dire comme un poète dans un sens très fort et plus large… En Amérique aussi avec les poètes de la Beat Generation… Même Edgar Allan Poe, c’est la malédiction, mais avec tout ce que ça comporte de prestige. Ici, c’est encore et toujours la tête dans la lune ! L’underground, n’existe plus parce qu’il a été récupéré par le mainstream. Et ce n’est plus érotique de se dire underground dans le contexte actuel du culte inouï de l’argent et du pouvoir.
OLIVIER ZAHM — Le terme de « romancier » vous convient mieux ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — J’ai reçu le prix Goncourt avec Ingrid Caven, sous-titré Roman… Je n’ai aucun problème là-dessus. Au fond je n’ai presque rien écrit… Trois livres en tout et pour tout… Que je sois difficilement classable, je veux bien… Tant mieux !
OLIVIER ZAHM — Vous avez peu écrit, pourtant vous incarnez la figure du romancier pour toute une nouvelle génération.
JEAN-JACQUES SCHUHL — C’est peut-être parce que j’ai disparu ! Après Rose Poussière sorti en 1972, je n’ai pas écrit pendant très longtemps. Il y a bien eu Télex n°1. Puis je suis parti dans la stratosphère : silence radio… Mais je suis revenu avec un éclat littéraire et un prix pour Ingrid Caven.
OLIVIER ZAHM — Votre trajectoire est énigmatique, mystérieuse, très inhabituelle aujourd’hui. Elle a une forme elliptique qui accroît le « mythe Schuhl ».
JEAN-JACQUES SCHUHL — Dans le silence et l’absence se fabriquent les fantasmes… Qu’est-ce qu’il a fait pendant tout ce temps ? Où était-il ? Si j’avais définitivement disparu, on ne se poserait plus la question, mais je suis sorti du désert silencieux pour faire un hold-up médiatico-littéraire surprise ! Un beau butin d’ailleurs ! Les radars de surveillance ne m’ont pas repéré ! Les histoires de revenants, ça marche
toujours…
OLIVIER ZAHM — Mais ce mystère a partie liée avec votre vision de l’écriture et sans doute avec le déclin de la littérature qui est désormais une machine à tout révéler de l’auteur (mémoires, autobiographie, autofiction…).
JEAN-JACQUES SCHUHL — Pour qu’il y ait un écho ou une résonance, il faut aussi qu’il y ait un peu de vide autour. La musique résonne grâce aux silences qui comptent comme des notes, de même qu’en imprimerie le blanc a valeur dans la typographie de signes à part entière. Il ne faut jamais perdre de vue le silence. On pense toujours au plein, c’est le travers de l’Occident. Sans le silence, sans le vide, les choses ne résonnent pas ou bien très mal.
OLIVIER ZAHM — Ce silence pendant plus de vingt ans n’a pas été délibéré ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Il y a sans doute une part d’impuissance là-dedans ou l’exigence de quelque chose que je n’arrivais pas à élaborer après Rose Poussière. Ce récit se voulait un manifeste pour une sorte d’écriture impersonnelle, faite d’une mosaïque de genres, de citations, d’observations, d’articles de presse, des poèmes faits de dépêches AFP, de télex hippiques avec des noms de chevaux ou des listes d’hôtels… C’était quelque chose de très peu personnel. Et l’impersonnalité mène assez normalement au retrait et au silence. Je voulais capter en somme l’air du temps sans être trop présent. Il s’agissait d’être un simple capteur-émetteur… C’était trois fois rien, à peine un livre, et qui s’est écrit tout seul, sans moi… Je n’aurais pas du le signer !
OLIVIER ZAHM — Mais pourquoi n’avoir pas poursuivi dans d’autres textes ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — À partir de 1975-76, pour moi les choses se sont un peu éteintes. Je n’étais plus stimulé comme je l’avais été à la fin des années 60 et au début des années 70. Peut-être que je ne savais plus observer, saisir, écouter ou voir tous ces frêles indices indécis, mais il se trouvait que je n’avais plus de matière. C’était peut-être un alibi pour justifier un état personnel. Peut-être une paresse. Prenez la mode en 75-76 par exemple, elle a déjà basculé dans ce qu’elle est devenue maintenant : un marché, des puissances économiques, une sorte de globalisation et d’uniformisation, la dictature de la demande commerciale. Déjà se préfigurait la reprise en main par des forces nouvelles… Tout ce qu’il y avait de sauvage et qui m’avait intéressé, une espèce d’émergence spontanée, se diluait… Tout ce qui m’avait fasciné aussi dans les musiques anglaises, ou les trucs arrivés de l’Est — y compris l’histoire des Gardes Rouges chinois — tout ça arrivait comme ça, sans prévenir, de manière saisissante et imprévisible… C’était très clair dans la mode. Je me rappelle un des premiers défilés de Claude Montana en 1976-77, salle Wagram, une ancienne salle de boxe. Il y avait un effet d’imprévisibilité, d’émergence brutale. Je ne veux pas faire de nostalgie, dire que c’était mieux avant ! Pas du tout ! Mais aujourd’hui on voit vite d’où les choses arrivent : revival, clonage, retour du même, réinterprétation, mixage affaibli… C’est ainsi de façon de plus en plus étouffante… On voit d’où ça vient ! Non pas qu’avant, ça ne venait pas de quelque part, mais il y avait un surgissement éblouissant et subversif qui brouillait la compréhension immédiate. Ce qui m’inspirait et me fascinait, c’était la sauvagerie de quelque chose d’assez lointain ou d’étranger. Peut-être que je ne sais plus le voir ou l’entendre. Je me pose toujours la question. Est-ce moi ou le monde ?
OLIVIER ZAHM — C’est la question qui désespère tout le monde…
JEAN-JACQUES SCHUHL — D’où la fascination persistante pour les années 60 et les années 70. C’est cette période d’émergence qui ne cesse de revenir dans les têtes et de nous phagocyter. La mode rétro et la technologie désincarnée. Mais je reste en éveil. À la recherche du temps présent !
OLIVIER ZAHM — Pendant toutes ces années de silence, j’ai l’impression que vous n’avez jamais renoncé, ni cessé d’observer, d’affiner vos perceptions. On le ressent dans Ingrid Caven qui couvre finalement le temps de ce silence prolongé. Ainsi que dans votre prochain roman dont j’ai lu quelques pages.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Rose Poussière s’est fait dans le hasard. C’est un assemblage de choses qui étaient dans l’air du temps : le journal, les modes anglaises, quelques dialogues de films, des courts portraits, un personnage que j’avais voulu un peu futuriste, Frankenstein- le-Dandy. Tout ça ne faisait qu’à peine un livre, entre le manifeste, le récit, le journal. Rose Poussière était directement branché sur ce qu’on peut appeler la « réalité ». Avec Ingrid Caven, j’ai raconté une histoire biographique romancée. Maintenant j’écris à travers l’écran d’éléments artistiques, avec des filtres. Je regarde David Lynch. Je me plonge dans Edgar Poe. Alors qu’à l’époque je lisais très peu, et même quasiment pas… Sauf la presse, France Soir et les magazines… Je sortais la nuit dans des clubs, je regardais la rue, les modes, les styles, les vêtements… Les Gardes Rouges voulaient qu’on brûle les livres… Aujourd’hui je continue de regarder autour de moi. Je lis des magazines de mode, mais cela m’intéresse moins. Je reviens à la littérature et au cinéma… Dans les extraits de mon prochain roman que vous avez lus, j’ai placé un personnage de mannequin avec une certaine réticence, car cela m’intéresse moins qu’avant. C’est juste l’idée du mannequin, cette chose automatique, inhumaine ou disons non-humaine et manipulée, qui me passionne toujours.
OLIVIER ZAHM — Comment expliquez-vous le succès confidentiel et persistant de Rose Poussière à travers les années ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Un extrait dans un journal peut avoir autant d’importance qu’un livre. J’aime ce qui passe et qui laisse très très peu de traces : un extrait d’article, les traces fugitives sur des journaux ou des magazines, les mots sur le sable… Mais justement, Rose Poussière qui était à peine un livre, a traversé le temps. Avant sa publication, j’ai amené des bribes de textes chez Gallimard, comme ça, sans penser à rien… C’était fait de bric et de broc, une sorte de collage éphémère de télex, de journaux, de dialogues de films et quelques textes de moi. Je suis content que ce machin soit devenu un petit livre culte… Une chose friable et légère qui s’est d’abord vendue à une centaine d’exemplaires et puis quelques milliers et de plus en plus. Vous-même m’avez demandé de pouvoir utiliser le titre pour une exposition sur l’art français au Grand Palais, La Force de l’Art. Un jour, j’étais à un défilé de Christian Lacroix. Je ne le connaissais pas personnellement et il me glisse à l’oreille en passant : « Rose Poussière »… Comme un mot de passe… J’avais surtout voulu mettre en
vedette des accessoires. Rose Poussière était une nuance de make-up que j’avais vu à Londres : Dusty Pink. Mon titre est un maquillage ! Maintenant, les accessoires sont devenus l’essentiel, 70% du chiffre d’affaires des marques. Ils encombrent tout, on ne voit plus qu’eux. Eux aussi sont en pleine lumière. Ça ne m’intéresse plus. Ce qui me plaît, ce sont les vedettes dans l’ombre ! Personnellement, je préfère Ingrid Caven, je trouve que c’est un roman plus abouti.
Mais qu’est-ce qui fait qu’Ingrid Caven a tiré à 350 000 exemplaires et que Rose Poussière soit devenu un livre culte avec autant de résonance, le grand écho d’une petite chose…
OLIVIER ZAHM — C’est l’effet papillon !
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, ça reste relativement feutré pendant des années et ça ne cesse de s’amplifier et de circuler. En fait des objets trouvés sont venus s’inscrire dans un livre et j’ai été médium de l’air du temps. Le meilleur des arts est un médium. Les gens font barrage à cela aujourd’hui avec le culte du « Moi je ». Si l’on est médium, comme le pêcheur tend le filet, les choses viennent s’y prendre.
OLIVIER ZAHM — Encore faut-il savoir lancer le filet, parce que vous êtes un grand styliste.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, bien sûr, il faut ouvrir les oreilles et les yeux, être là sans être là… Tout le monde peut être médium à certains moments sur sa zone. Aller se promener dans la nuit par exemple et laisser les choses passer à travers vous… Médium intermittent, voilà !
OLIVIER ZAHM — Il y a très peu d’écrivains qui, comme vous, sortent la nuit, lisent les magazines de mode, s’intéressent à l’art moderne et contemporain. À Paris, c’est le « moi » de l’écrivain, l’auto-fiction, la psychologie qui prédominent…
JEAN-JACQUES SCHUHL — J’aime beaucoup le journalisme. Mallarmé a dirigé et écrit son propre journal, La Dernière Mode, toutes les rubriques, y compris sous des pseudonymes féminins… Je mets mes rares articles au même plan que mes livres. Je ne fais aucune différence. Un écrivain devrait être au moins un peu journaliste dans la tournure d’esprit : ouverture sur le monde, captation de ce qui se passe, précision de copiste, de scribe…
OLIVIER ZAHM — Le désastre dans la presse, et peut être en littérature, c’est qu’il n’y a quasiment plus de bons journalistes…
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, le journal s’en va. Il n’y a plus de quotidien. À l’époque, j’avais été littéralement fasciné par le quotidien français qui avait quatre éditions par jour et dont je parle encore maintenant : France Soir, celui de Pierre Lazareff. Je ne lisais que ça ! Mon emploi du temps pouvait se réduire à lire ce quotidien dans le détail et le soir j’allais chez Castel jusqu’à l’aube, c’était tout… Rose Poussière est venu de chez Castel, des rues et des boutiques de Londres, des films de Von Sternberg et de France Soir.
OLIVIER ZAHM — Est-ce aussi l’influence de la littérature américaine et du « New Journalism » du New Yorker, d’Esquire, de Rolling Stone, de Playboy ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — J’ai beaucoup aimé les articles de Norman Mailer, fondateur du Village Voice, mais aussi Interview de Warhol bien sûr. Et les livres de Tom Wolfe et de toute cette littérature américaine liée au journalisme. Truman Capote a fait selon moi des vignettes formidables comme celles sur Brando et Marylin… Plus il écrivait de manière raccourcie, distillée dans les petits portraits, plus il était fort. J’aime la vitesse et la concision du journalisme. Mais j’ai aussi besoin d’une sorte d’amplitude, celle de la fresque propice à la variété.
OLIVIER ZAHM — De ce point de vue, vous vous situez dans la lignée du Pop-art américain ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — J’ai eu accès au Pop-art au milieu des années 60 et dès que j’ai vu les premières choses que l’on connaît de Jasper Jones, de Warhol bien sûr, de Robert Rauschenberg surtout, je me suis senti de plain-pied.
OLIVIER ZAHM — D’où votre lien à Paris avec le peintre pop français Robert Malaval ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, on a réalisé ensemble un livre sur les Rolling Stones. Mais c’était quelqu’un de trop clean pour moi. Rauschenberg, c’est quand même les objets trouvés dans les poubelles, dans la rue, alors que Malaval c’était très froid, propre et pailleté. Pour prendre le contre-pied des gens très sérieux qui rejettent les choses triviales et frivoles comme la vie la nuit, j’estime qu’un écrivain doit pouvoir faire feu de tout bois, dans la bonne tradition pop… Il faut qu’il y ait un large éventail, une palette, sans que le récit ne fasse pot-pourri. Je veux quand même qu’il y ait une ligne. Au fond, je suis sans doute
un « pop romancier » dans la mesure où je peux tout utiliser : des livres de gare, des séries télé, des dialogues de films, des coupures de journaux, les choses les plus trash. Ce qui me plaît, c’est le télescopage du trivial et du noble. J’ai des exemples en musique et en peinture, beaucoup moins en littérature. En peinture je pense à Rauschenberg. En musique à Stravinsky qui a utilisé des éléments de jazz et de folklore au milieu d’airs sacrés : il a fait des collages tout en gardant une ligne musicale. Le concert qu’a donné Ingrid Caven l’an dernier à la Cité de la Musique à Paris était de cet ordre-là.
OLIVIER ZAHM — C’est une ligne stylistique ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Stylistique et même narrative éventuellement. Il faut qu’il y ait un argument sans que ce soit trop pesant. Peut-être pas une histoire, peut-être pas la « story » mais l’argument. Je tiens beaucoup à l’effet d’hétéroclite le long de cette ligne. Je veux les deux en somme… Ce qui est un peu compliqué ! Avec Ingrid Caven, j’estime avoir réussi : j’avais la ligne biographique qui était l’argument autour duquel se sont greffés, amalgamés
différentes tonalités et différents genres. J’aime aussi jouer avec mon sujet, comme dans Ingrid Caven par exemple où je me suis amusé à rechercher dans l’histoire de l’art des exemples de chanteuses… En fait, il n’y en a pas eu beaucoup. Il y a les anges qui chantent de Piero Della Francesca. Dans Munch, on trouve une chanteuse. En littérature, il y a la Joséphine de Kafka, la Cantatrice des souris, et puis Homère avec les sirènes. J’ai rapproché le passage d’Ulysse qui se bouche les oreilles pour ne pas succomber aux sirènes avec la Castafiore de Tintin.
OLIVIER ZAHM — Vous aimez la culture populaire ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Les Simpsons par exemple, je trouve cette série à la fois populaire et raffinée. C’est très référentiel, très codé culture de la côte Ouest. Il y a un brassage énorme, extrêmement rapide, télescopé, et en même temps, c’est une réussite populaire extraordinaire. Mais je regarde aussi beaucoup de films de Lynch et de Hitchcock.
OLIVIER ZAHM — Cela se retrouve dans votre écriture.
JEAN-JACQUES SCHUHL — C’est compliqué. Parfois je recopie des dialogues de mauvais films ou de séries américaines et j’arrive à les injecter dans ce que je fais. Je considère que c’est de l’écriture. L’écriture, ce n’est pas simplement avec un crayon, c’est aussi avec un ciseau et une seringue pour le montage. Si je parviens à injecter un mot des Simpsons ou un dialogue d’une série télé, j’ai un sentiment de puissance…
OLIVIER ZAHM — C’est un peu comme du botox ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, c’est ça. J’ai la sensation du chirurgien qui fait des greffes.
OLIVIER ZAHM — D’où vous vient cette passion pour la nuit ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — C’est lié au reste. Mon intérêt va vers les choses inutiles, frivoles. Je suis quelqu’un de très oisif qui n’a jamais travaillé au sens social. Je n’ai jamais eu de métier. Les choses sociales ne m’intéressent pas. Je considère qu’un écrivain est à l’opposé du langage politique et ne doit pas se compromettre avec ça. Tout me porte vers le frivole, le monde de la mode et de la nuit. C’est celui des parasites sociaux et des clandestins. Et je me considère comme un parasite et un clandestin. Je dis « clandestin » entre guillemets parce que je ne voudrais pas me comparer avec les clandestins véritables qu’il y a dans le monde. Je ne fais pas de résistance, et je ne suis pas sans papiers, encore que… Le monde du
roman et des clandestins, même combat. Le roman, les ourlets de la mode, la clandestinité…
OLIVIER ZAHM — Le clandestin est aussi une figure politique.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Je n’ai rien à voir avec quelque communauté que ce soit… À peine avec la cité. Sinon peut être avec la communauté de la nuit, si cela en est une !
OLIVIER ZAHM — C’est une sorte de non-communauté, un espace-temps où les rencontres sont fugaces autant qu’intenses…
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, le mot de communauté ne convient pas : c’est le monde fractionné, mobile et insaisissable, sans identité…
Ingrid Caven « Chambre 1050 » disque Tricatel
OLIVIER ZAHM — Et parfois cruel. Il n’y a pas de pitié dans ce monde nocturne, peu de solidarité…
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, mais la nuit a beaucoup changé, elle est devenue beaucoup plus explosée, plus mobile et encore plus insaisissable qu’avant.
OLIVIER ZAHM — Qu’est-ce qui fascine Jean-Jacques Schuhl ? N’est-ce pas le secret au cœur d’un monde encore plus riche et violent qu’avant ? J’ai relevé cette phrase de votre manuscrit en cours : « Et pourtant l’illusion subsistait sans fin d’un secret derrière la porte mais il n’y avait plus de secret. Si le circuit de l’argent, les armes lourdes, les grands trafics, le sexe » ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Je ne pensais pas vraiment à ça, encore que c’est juste… Dans le roman que je prépare, il y aura la présence d’une sorte de pouvoir occulte, de société secrète qui gouverne tout. C’est un grand thème de la science-fiction, de William Burroughs ou de Fritz Lang. Mais ce que j’entendais par secret, ce n’était pas tellement le secret du pouvoir ou des pouvoirs occultes, ce qui m’intéressait, c’est plutôt l’étrangeté et une sorte d’opacité, quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, ni appréhender mais avec lequel on sent ou pressent une affinité intime. Quand je parle du trafic des armes et de l’argent, ce qu’on ne peut pas saisir mais qui est partout, un peu comme Warhol avec sa bouteille de Coca-Cola, c’est quelque chose de commun et d’universel. Les armes lourdes et les masses de métaux précieux, ce n’est pas le jardin secret de quelques-uns. C’est quelque chose de fascinant dans la mesure où ça échappe à tous. Trop de choses sont faites aujourd’hui pour que tout nous soit familier, pour que tout nous rassure, pour que plus rien ne soit mystérieux… On est dans le monde de l’Assurance. Moi, je cherche l’étrangeté et le mystère. C’est ce qui me fascine chez David Lynch par exemple.
OLIVIER ZAHM — Je me suis laissé dire qu’il y avait 9,5 millions de millionnaires en dollars dans le monde. C’est la population d’un petit pays et cela augmenterait de 10% par an.
JEAN-JACQUES SCHUHL — La richesse a pris quelque chose de familier, d’ordinaire, de presque banal, comme la misère. Il y a cette fameuse phrase de Fitzgerald à Hemingway, à propos des gens très riches, il dit en substance : « Oui, les riches c’est autre chose, un autre monde » et cela faisait rêver Fitzgerald. Hemingway lui répond : « Oui, ils ont plus d’argent ». Autrement dit, ils ne sont pas d’une étoffe différente. Hemingway était un puritain, il ne supportait pas l’idée de l’argent et des gens fortunés, ça allait le corrompre… Dès qu’il rencontrait deux ou trois riches personnes à la montagne, c’était comme un péché : il pensait que ça allait nuire à son âme et à son écriture qui était comme une partition musicale. En 1925 Fitzgerald avait sans doute raison… Maintenant je pense qu’en réalité c’est Hemingway qui a vu clair : les gens riches ont juste beaucoup plus d’argent, ils vivent comme les autres, voir plus mal, et souvent avec très mauvais goût… Et comme disait Stendhal : « Le mauvais goût mène au crime ». La fameuse maison de Gatsby, avec tous ces personnages qui nous faisaient rêver, n’existe plus du tout !
OLIVIER ZAHM — Une autre dimension qui me plaît, c’est le côté macabre de votre œuvre.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, c’est roman-tique allemand. J’aime beaucoup le fantastique trouble. Dans le livre que j’écris en ce moment, il y a quelque chose de Blue Velvet ou peut être plus encore de Lost Highway. Après tout, le macabre est une tradition de la littérature française : Francois Villon, Baudelaire, Céline… Dans le Voyage au bout de la nuit, il y a une scène de sexe dans une crypte pleine d’ossuaires et de squelettes. Heureusement que Céline est très vivant et qu’il compense par son extraordinaire énergie. J’aime la rencontre des deux, du squelette et des os avec une sorte d’étincellement presque futuriste. Par exemple j’aime New York et Dieu sait si cette ville est macabre et morbide… Mais Dieu sait aussi si New York est plein d’énergie et de futurisme. C’est électro-macabre ! J’ai croisé un soir d’hiver sur le Brooklyn Bridge la silhouette de Baudelaire en redingote, mèches vertes sourire amer, escorté d’une belle
négresse : Naomi Campbell ?
OLIVIER ZAHM — Pourquoi cette passion pour les films de David Lynch ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Je n’ai pas de passion pour tout Lynch. J’aime beaucoup Lost Highway et moins Inland Empire par exemple que je trouve confus et fumeux. Il fraude un peu et c’est de la poudre aux yeux. Il y a un petit côté paranormal, occultiste, extra-lucide qui me gêne. Si c’est contre-balancé par quelque chose d’un petit peu concret et qu’on voit le sens, ça fonctionne. Au début de Lost Highway, avec Patricia Arquette et le saxophoniste dans leur appartement, là c’est très concret, on dirait un documentaire. Si les deux aspects de la réalité se rejoignent, ça va. Mais quand Lynch part uniquement dans le côté occulte, paranormal et limite secte, « I don’t buy it… »
OLIVIER ZAHM — Je reviens sur cette question de style. Il y a un énorme travail de style dans vos livres.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Oui, je crois qu’il n’y a que ça ! Tout passe par là : la musique, la musique, la musique… C’est-à-dire le rythme, les sonorités. Des fois je néglige un peu le sens… Du point de vue de la syntaxe, Ingrid Caven n’a pas le bac. Je préfère la phrase un peu bancale ou incorrecte pourvu qu’il y ait une musique qui me plaise. Ce que je préfère, ce sont certains passages du Voyage au bout de la nuit. Je tiens Céline pour le plus grand styliste du 20e siècle français. Il possède un amour pour la langue française la plus juste, qu’il sait écrire à la perfection et tout autant casser, briser, rythmer. Vous pouvez facilement faire du cut-up avec l’Anglais, vous pouvez en faire tout ce que vous voulez : ça se casse bien, c’est une langue souple. Elle est moins ancienne. Elle n’a pas toute cette tradition latino-grecque qui alourdit le Français. Lorsque William Burroughs fait ses cut-up, ça marche, Ezra Pound aussi. Mais avec le Français ce n’est pas possible, c’est très délicat. Ça se joue à l’oreille. Ce n’est pas toujours réussi… Pour ma part je ne le fais pas tout le temps. C’est pourquoi j’ai aimé écrire des chansons pour le dernier disque d’Ingrid Caven. Tantôt mon style est très académique, tantôt j’aime bien ébrécher, casser la langue, créer des entorses qui donnent une inflexion vagabonde à la phrase. Tout est dans la musique. L’inflexion indique non seulement une esthétique mais aussi une morale, ça donne une phrase vagabonde qui évoque quelque chose d’un peu bancal et clandestin. La phrase devient un peu louche, un peu voyou mais pas trop… Le clochard n’est bien qu’un peu aristocratique : pour la phrase pareil ! Elle peut clocher mais il faut qu’elle garde un peu de la Tradition. Le haillon de certains groupes pop ou le chic négligé du duc de Windsor, il faut le balancement des deux… Les vêtements même chose ! Gabrielle Chanel et Yves Saint Laurent, à leur grande époque, ça a été à la fois la déglingue et la rigueur. Avec Saint Laurent, c’était clair, il reliait l’allure trouvée dans la rue et la tradition qu’il a su casser. La robe qui tient à peine, etc. Dans l’écriture aussi : tout est dans la forme, dans l’allure de la phrase, dans la façon dont elle se profile. Proust utilise la métaphore d’une robe pour parler de son œuvre, il dit : « Je suis comme un couturier qui coud une robe ». Moi, ce serait une robe qui aurait une ligne assez tenue, mais aussi beaucoup de coutures, certaines apparentes, d’autres pas du tout. Mais pas une robe en patchwork : on ne verrait pas tout de suite que c’est épars et hétérogène. Il faudrait qu’en s’approchant, en regardant bien, on s’aperçoive qu’il y a une unité faite de matières composites, d’étoffes et de couleurs différentes, avec des matériaux nobles et d’autres plus vulgaires. Le montage et la composition m’intéressent sans doute plus que l’écriture.
OLIVIER ZAHM — Votre prochain roman est une fiction totale ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — C’est comme un diptyque, avec un volet très fictionnel et fantastique et un volet autobiographique fantaisiste. J’aimerais que ça ait l’air écrit par deux personnes différentes.
OLIVIER ZAHM — J’aime bien l’idée de cette dualité.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Dans le volet autobiographique, je raconte des trucs sur moi, comme l’histoire d’un scénario que je n’ai pas écrit pour le producteur Jean-Pierre Rassam, une consultation comique chez un rhumatologue, ou encore ma radiographie. Tout ça fait beaucoup d’os mais après tout Stendhal, romancier de l’amour et du plaisir, écrivait avec une petite tête de mort sur son bureau. L’autre volet est très lointain avec des personnages de roman noir.
OLIVIER ZAHM — On sent que l’angoisse traverse vos œuvres, elle apparaît aussi dans les courtes chansons que vous avez écrites pour Ingrid Caven.
JEAN-JACQUES SCHUHL — Je voulais éviter la chanson poétique. J’en ai faite deux assez réussies : « Sex n’fax » et « Polaroïd Cocaïne ».
OLIVIER ZAHM — Néanmoins et alors que vous êtes parisien, il n’y a pas du tout cette dépression très française dans votre écriture.
JEAN-JACQUES SCHUHL — La ville que j’habite fantasmatiquement, la ville qui m’habite, la ville du 21e siècle, c’est toujours New York mixée avec la ville imaginaire des Illuminations. C’est un décor de conte noir et féerique.
OLIVIER ZAHM — Non pas un désespoir, mais une intensité qui parfois frôle celle de l’angoisse ?
JEAN-JACQUES SCHUHL — Celle-là, chacun la maquille comme il peut ! Dans Ingrid Caven, il y a des effets comiques (comme cette scène de ménage où le couple casse tout) qui viennent sans doute de cette inquiétude. Mais je veux que l’écriture ait assez d’énergie en contrepoint de cette pulsion morbide. On écrit pour faire pièce à la mort ou peut-être pour la séduire, je ne sais pas.
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