Purple Magazine
— S/S 2007 issue 7

Oastia (the death of pasolini)

photography by JUERGEN TELLER
with an original text by MEDHI BELHAJ KACEM

 

On the morning of November 2nd, 1975, on the Roman litoral of Ostia, in a neighborhood football field in Via dell’ idroscalo, Maria Teresa Lollobrigida discovered the ravaged dead body of a man. Juergen Teller revisited the crime scene with his camera, alone.

« À la mystification, je réponds en fait par la douceur. D’un œil fixe je regarde les préposés au lynchage. J’observe mon propre massacre avec le courage serein d’un scientifique ».

PIER PAOLO PASOLINI, Poésie en forme de rose, 21 juin 1962.

Pasolini paria absolu

LE 2 NOVEMBRE 1975, on retrouve le corps du créateur italien le plus considérable du vingtième siècle, Pier Paolo Pasolini : horriblement mutilé, massacré à coups de planches, bras et jambes démembrés, sanglant et purulent noir, écrasé après coup par sa propre voiture. Comme Polinice dans la pièce Antigone, comme l’homo sacer thématisé de Gorgio Agamben, le paria absolu de la société italienne que fut Pasolini ne devait pas seulement être tué, il fallait encore que sa mort elle-même porte la marque de la souillure et de l’infamie que l’Italie aura toute sa vie durant projetée en lui. Dans son beau film Journal Intime, Nanni Moretti, qui sera quelques années plus tard voué à diagnostiquer dans la figure de Berlusconi l’incarnation de ce que Pasolini appelait dans ses dernières années le « nouveau fascisme », ou encore « la pire répression de toute l’histoire humaine », Moretti, donc, revient sur les lieux de l’assassinat. C’est que ce terrain vague ressemble, à s’y méprendre, à Colone, c’est-à-dire au no man’s land où Œdipe, maudit à jamais de Thèbes pour l’atrocité de son crime, est condamné à errer toute sa vie, seulement accompagné de ses filles, Antigone et Ismène.

Peu avant sa mort, Pasolini concluait un marché avec le photographe Dino Pedriali. Un marché de dupes : se faire photographier nu chez lui dans les activités quotidiennes les plus banales comme manger, marcher, ouvrir un livre, en donnant l’impression que les photos étaient prises à son insu. Bref, du « realytisme » avant la lettre. Malgré l’exposition permanente, la nudité de ces photos, Pasolini, bien plus que tous les autres, non seulement dans le cinéma mais ailleurs, n’est pas une personne. Personne ne peut dire qui est Pasolini. Ce nom désigne désormais pour toujours une idée pure.

Cette conjonction de la chair et de l’esprit, depuis Saint Paul, porte un nom : christianisme.

Comme dans ses films, sur ces photos Pasolini est une nudité qui ne dit rien. A contre-pied de cette nudité ontologique (innocence et culpabilité, beauté et laideur, souillure ou intégrité, etc.), l’époque de Pasolini voulait faire parler la nudité. Michel Foucault le sentit aussi. C’est ce « nouveau fascisme » à quoi « la nudité même ne suffit plus », dira Michel Surya, extorquant les « aveux de la chair » (Michel Foucault), et configurant ce monde annoncé par Walter Benjamin : « Le capitalisme est peut-être le seul cas d’un culte non expiatoire mais culpabilisant, une monstrueuse conscience coupable qui ignore la rédemption et se transforme en culte, non pas pour expier sa faute, mais pour la rendre universelle… Et pour finir par prendre Dieu lui-même dans la faute… Dieu n’est pas mort, mais il a été incorporé dans le destin de l’homme ». De ce tournant, Pasolini prendra acte, avec Salo et les cent vingt journées de Sodome.

Comment conjuguer Colone et Saint Paul ?

Le plus beau film de Pasolini avec l’Evangile selon Saint Matthieu est justement Œdipe Roi. C’est aussi et surtout son film existant de très loin le plus « autobiographique ». Nous disons existant, car un autre film le surpassait en projection identificatoire : son Saint Paul qu’il n’a pas tourné et dont nous reste le scénario, et qui est de part en part une transposition de la vie de Saint Paul à l’existence de Saint Pier Paolo.

La Rome Antique devient le New York d’aujourd’hui ; la Jérusalem historique est le Paris de l’occupation nazie ; Damas, où Paul aura sa révélation, est la Barcelone franquiste où se réfugient les apôtres figurant dans le film sous l’aspect de résistants affaiblis par les persécutions nazies. On serait curieux de savoir quelle transposition aurait imaginée Pasolini près de trente ans plus tard… Nous conseillons simplement la lecture de ce scénario, car il est troublant de constater la similarité de la mort très probable de Saint Paul dans un guet-apens complexe avec celle de Saint Pier Paolo.

Cartes sur table, le début d’Œdipe Roi voulait se filmer dans le village frioulais de la prime enfance de Pasolini. Le père de Pasolini était un militaire engagé dans le fascisme, sa mère une institutrice. Les premiers poèmes de Pasolini, pendant la guerre, furent écrits dans le dialecte de Frioule, la langue de la Mère, par opposition à la langue italienne uniformisatrice du Père (les fascistes italiens voulaient unifier la langue et interdisaient même la mention de l’existence des dialectes locaux). Que serait le parcours de quelqu’un dont la mère transmetterait une langue universelle et le père un dialecte régional ? Pasolini a finalement du tourner le début de son film ailleurs, mais les cartes étaient sur table. Jocaste, la mère d’Œdipe, est jouée par la sublimissime Silvana Mangano. Un long plan fixe, dans la nature, la filme en train d’allaiter son fils, une sérénité presque extatique dans le visage. Le père d’Œdipe, officier fasciste comme le père réel de Pasolini, « dit » à son fils, en intertitres comme dans les films muets : « Tu es né pour prendre ma place en ce monde, et me rejeter dans le néant pour me voler tout ce qui m’appartient». Ce sera donc son fils qui habitera le néant ; mais comme le dit ce grand sophocléen moderne qu’est James Ellroy : « On ne fait jamais disparaître les traces d’un crime ; plus celui-ci est effacé, plus ses conséquences remontent implacablement à la surface ». Puis, le film est strictement tourné dans l’Antiquité, jusqu’à la fin, justement à « Colone », qui devient Bologne dans les années soixante. Œdipe n’est plus accompagné par sa fille Antigone, mais par l’amant d’alors de Pasolini.

Rappel des faits. Laïos et Jocaste enfantent donc Œdipe, et les oracles leur annoncent que cet enfant sera leur ruine ; ils chargent donc un soldat de s’en débarrasser. Le soldat renonce, par pitié, à tuer le bébé et l’abandonne. Il est recueilli par un berger de Corinthe qui va l’offrir au roi Polybe. Œdipe, enfant adoptif, « métèque », fuit la malédiction des oracles à Corinthe sans savoir que ses « parents » sont ses parents adoptifs. Comme l’oracle lui prédit qu’il tuera son père et coïtera avec sa mère, c’est en le fuyant qu’il accomplira son destin : en croyant s’éloigner de son père et sa mère symboliques/imaginaires, dont il ignore qu’ils ne sont pas réels. Sur le chemin de la fuite, il tue par accident son père réel, pour se défendre, comme Pasolini aura haï toute sa vie son vrai père, incarnation du fascisme ontologique italien, pour vivre le plus clair de son temps avec sa mère (à qui il aura fait jouer Marie dans l’Evangile…). Le meurtre du Père est à la fois destinal et nécessaire : c’est « simplement » pour survivre qu’Œdipe doit accomplir ce meurtre qui entraînera la ruine de Thèbes, comme Pasolini incarnera à soi tout seul toute la mauvaise conscience de l’Italie.

Pasolini et l’Italie : à la fois amour incestueux et haine parricide.

Œdipe arrive à Thèbes ravagée par la peste à cause de la Sphinge

(le Pasolini brutalement néo-réaliste d’Accatone). En bon héros surhumain, n’ayant rien à perdre, ne tremblant pas devant la Mort, il se précipite de manière irréfléchie, sans écouter les conseils, pour tuer la Sphinge, et il y parvient. L’héroïsme pré-christique d’Œdipe, la témérité désespérée, dogmatique et hérétique à la fois, de Pasolini, sont filmés avec une implacabilité proprement algébrique.

Les habitants de Thèbes avaient promis que celui qui commettrait un tel exploit deviendrait Roi de Thèbes et épouserait Jocaste, la Reine veuve. Pasolini est vite propulsé, dès ses premiers films (donc assez tard, à quarante ans), comme l’intellectuel emblématique de toute une génération d’italiens. Œdipe épouse et couche sans le « savoir » avec sa mère réelle (Œdipe est à la fois celui qui sait tout et ne sait rien). Il est souverain, il a sauvé Thèbes de la malédiction. La subversion, encore aujourd’hui inouïe, du film de Pasolini, est ce qui explique pourquoi Silvana Mangano est, dans le rôle de Jocaste, la beauté la plus radieuse qui fut jamais. Pasolini la filme conscient d’avoir envie de baiser sa propre mère. Dans un dialogue toujours paradoxal, il prend Freud à la lettre mais aussi à contre-pied : oui, tout désir a partie liée avec la Mère. Non, Œdipe ne se réduit pas à une cuisine libidinale étroite. Mais il prend aussi bien à contre-pied ce qu’on pourrait appeler le « subversivement correct » des sexualités dites déviantes se tenant dans une singularité de Sirius, « irréductible » à l’universalité de la Vérité, cramponnée à sa « minorité » marginale. Non : « baiser la Mère » excède de toute part la réduction « libidinale » du drame complexe d’Œdipe (comme Vernant et Vidal-Naquet auront raison de le dire dans Œdipe et ses Mythes contre Freud). La véritable grâce érotique qui lie Œdipe à Jocaste, et que capte génialement Pasolini, est subordonnée à la diagrammatique strictement politique de son destin. Ce n’est pas un hasard si, des ghettos américains aux banlieues françaises, des rues d’Alger à celles de Tunis, de « motherfucker » en « nique ta mère », tous les voyous du monde font de l’inceste maternel la figure de style par excellence : la bonne vieille « structure » que le paria n’a pas besoin de lire Lévi-Strauss pour voir.

Pasolini, le « sauveur » de l’Italie comme Œdipe de Thèbes.

La Gauche italienne va prendre le pouvoir. La fraîcheur et presque l’optimisme de tous ses films des années soixante ; la parenthèse du Décaméron, des Mille et une Nuits, du Satyricon, qui voulaient encore soutenir l’innocence, l’a-signifiance de la nudité, l’illustration de la belle phrase d’Adorno : « Premier et unique principe de l’éthique sexuelle : celui qui se fait accusateur a toujours tort ». C’est pourquoi ces films (significativement rassemblés comme la Trilogie de la vie) sont des parenthèses par rapport à l’essentiel : Jésus et Saint Paul, Œdipe et Salo. Ce n’est pas que la chair soit triste, comme chez Mallarmé : c’est qu’elle n’est jamais hors-pouvoir, aujourd’hui évidemment moins que jamais, avec la numérisation de tout et l’esthétique délationnelle du portable.

Une autre malédiction s’abat sur Thèbes des années plus tard : elle vient, disent les oracles, du meurtre de Laïos qui n’a pas été expié. Cette malédiction, Pasolini en sera conscient, était précisément, dans le tournant années soixante-soixante-dix, ce qui était la vocation « messianique » de la Gauche européenne : la « libération sexuelle » comme agent terminal de subversion, notre « solution finale ». Anticipant les thèses d’Agamben, la franchise brutale du poète en plus, Pasolini parlera du fascisme contemporain comme d’un « camp de concentration hédoniste », de « génocide anthropologique », de « massacre culturel et humain ». Il dit sans détour : « Le nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre ». Ce nouveau fascisme détruit tout langage, et, quand on parle, « on ne sait plus inventer, on est tombé dans une sorte de névrose aphasique où l’on parle une fausse langue, qui ne connaît ni difficultés, ni résistances ».

En enquêtant, Œdipe comprend qui il est : d’homo sacer se fuyant lui-même, il devient souverain héroïque (ou héros souverain). Mais de héros souverain pour avoir fui son destin, il est rattrapé par ce dernier. Et il redevient alors homo sacer absolument, déchet répugnant de la Cité : « Moi, malheureux », dit-il magnifiquement. L’ange exterminateur rimbaldien de Théorème, qui dynamise toute une famille bourgeoise, femmes et hommes, en baisant tous ses membres et en entraînant la femme de ménage à accomplir des miracles dans son village, croyait tout sauver par la destruction. Il se crève les yeux, et en se les crevant voit, quoi ? La vérité horrifique de la suite, qu’annoncera Salo. Le sexe ne subvertit en fait rien, il est par soi-même quelque chose de joyeux, de neutre et de sans conséquence (la parenthèse de la trilogie) ; mais il est toujours noué à l’inextricable réseau de tous les liens de la Cité, et vouloir en remonter les fils conduit à l’horreur.

Soit « jouir sans entrave » sans se poser de question… Soit demander à voir ce qui finit par crever, littéralement, les yeux, ceux d’Œdipe mais aussi de Thirésias, comme l’a si bien vu Bertrand Bonnello, le seul vrai héritier spirituel de Pasolini (qui lui ne s’en tient pas comme les talentueux Bruno Dumont ou Gaspar Noé au seul Pasolini de Salo, dépliant sans fin le portrait d’une humanité ontologiquement nihiliste, fasciste et débile).

A la fin, Créon (joué chez Pasolini par l’immense Carmelo Bene) voue Œdipe aux yeux crevés par lui-même à l’exclusion : on le laisse « en vie », mais il ne fait plus partie de l’Etre : « Mais, vous autres, si vous ne craignez pas les hommes, redoutez du moins de souiller le soleil, divine source de toute vie, en exposant ainsi, sans voile, un tel réceptacle d’impuretés, un être dont ni la terre, ni la sainte pluie du ciel, ni la clarté du jour ne sauraient tolérer le contact ».

On peut affirmer sans grande crainte de se tromper qu’une bonne moitié de l’Italie –celle qui aujourd’hui vote Berlusconi– pensait exactement la même chose de Pasolini. Œdipe errera toute sa vie, mort-vivant et aveugle, pour avoir voulu y voir trop clair, jusqu’à sa réhabilitation finale dans le no man’s land de Colone.

« Mais moi, sur ma naissance, si mesquine soit-elle, j’ai résolu d’y voir clair. (…) Je me considère comme fils de la Fortune et de ses bonnes grâces, et je n’y trouverai pas de déshonneur. Oui, c’est elle que j’ai eu pour mère ; et les phases de ma carrière ont jalonné mon passage du mesquin au grandiose », dit Œdipe de lui-même. Au reste, « fils de la fortune » traduit ici « tridoulos », mot grec qui signifie : « trois fois esclave », hyperbole de « trois fois malheureux », déchet, merde humaine, sacer.

Dans le film de Pasolini, le sous-titrage français donne une très curieuse et belle traduction d’une phrase que Créon dit à Œdipe au début de la pièce, quand il vient lui annoncer ce que l’Oracle a prescrit pour guérir Thèbes de la malédiction qui l’accable, à savoir la punition du meurtrier de Laïos. Nous la mentionnons, car elle a une puissance spéculative que ne possèdent pas les autres traductions dont nous disposons : « Ce que l’on refuse de voir n’existe pas ; alors que ce qu’on veut savoir existe ». Longtemps avant que la métaphysique occidentale, de Kant à Nietzsche et au jeune Heidegger, détermine une époque du dévoilement de l’être comme volonté ; longtemps encore avant que la « libération sexuelle », soldée par la généralisation pornographique, remplace pour le sujet occidental le bon vieux « désir » psychanalytique ou deleuzien par ce que Pierre-Henri Castel appelle la « volonté de jouissance », après la « volonté de puissance » nietzschéenne, qu’avérera et épuisera politiquement et métaphysiquement le nazisme. Ce « nouveau fascisme » dont parlait Pasolini : un fascisme pleinement « démocratique ». Exemple : « La tolérance de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de toute l’Histoire humaine ». Ou encore : « La télévision, au moins aussi répugnante que les camps d’extermination, est autoritaire et répressive comme jamais aucun autre moyen d’information au monde ne l’a jamais été ».

L’endroit toujours maudit et réprouvé, la cour des miracles aveugle où tout apparaît sous son jour monstrueux, le lieu obscur dont procèdent miracles et catastrophes (les deux à la fois), est d’abord l’Etre sur lequel on ferme les yeux : le déchet, le Monstre, le paria, l’inapparaissant que la cité refuse de voir. La volonté, indice subjectif d’extorsion de la Vérité, est mise à jour : c’est la catastrophe pour la Cité, mais c’est une catastrophe constitutive aussi bien de toute fondation radicale que de tout grand commencement.

où en sommes-nous ?  En 2007, pour la première fois au commencement d’un siècle, personne ne semble plus raisonner en termes de commencement, d’aube, de début.

Un présent immobile, atone, où nous sommes voués, tous comme Œdipe, à enquêter sur les traces de ce qui s’est passé au tournant des années soixante-soixante dix, pour comprendre ce qui nous arrive encore à présent, et au présent, partout et toujours. Nous tournons dans le même désert peuplé. Nous expions sans expier toujours les mêmes « réussites » et « échecs » de ces années-là, en quête aveugle d’un nouveau commencement.

A la fin d’Œdipe à Colone, on voit qu’Œdipe littéralement bénit et fonde la grande Athènes, en confiant un « secret » innommable et innommé à Thésée. Le prophète Pasolini, pour certains programmateur lucide de sa propre mort, voire même pour d’autres organisateur ayant monnayé son propre assassinat (c’est ce qui se dit du côté des fascistes proclamés qui tapent aujourd’hui dans le dos de Berlusconi), nous confie un secret. Lequel ? Celui de sa prophétie même, implacable, à l’intérieur de laquelle nous nous tenons toujours.

Pasolini, le génie le plus craint et respecté de ses pairs, est pourtant une parfaite désincarnation. Le destin littéralement fou d’Œdipe n’est-il pas d’être d’abord le souverain, à nouveau chargé d’avoir sauvé Thèbes une première fois par le meurtre de la Sphinge, de purger Thèbes du malheur qui la maudit, en retrouvant le meurtrier de Laïos, car c’est son crime, aux dires des oracles, qui fait peser sur la Cité sa malédiction ? Par là, ne condamne-t-il pas lui-même ce criminel à être un homo sacer, celui-là même qu’il deviendra avec une intensité insoutenable, et que sa propre bouche décrit au début de la pièce en ces termes : « Cet homme, quel qu’il soit, j’interdis sur ce sol où je suis maître et souverain seigneur, de le recevoir et de lui adresser la parole, de l’associer aux prières et sacrifices divins, et de partager avec lui l’eau lustrale. Que tous le chassent de devant leur demeure, car la souillure qui nous atteint, c’est cet homme, le divin oracle de Delphes vient de me le faire savoir ».

Il convoque Tirésias, qui le met en fureur en lui annonçant son destin : non seulement cet homme, c’est lui, mais le crime qu’il a commis est encore beaucoup plus horrible qu’il ne pense : « Tu ne te doutes pas que tu es abominable aux tiens, en ce monde comme dans l’autre ».

Ou plus encore : « jamais homme ici-bas n’aura été plus atrocement broyé que tu ne vas l’être ».

Quand tout achève, piste vérifiée après l’autre, de se confirmer sans échappatoire, Œdipe implore Créon de le laisser se « confiner dans les montagnes sur le Cithéron », qui est, nous dit une note, « une frontière naturelle entre Boétie et Attique et, de ce fait, une sorte de no man’s land ». Pour les Anciens, le désert où erre Œdipe ne s’ajoute pas à la Cité et au foyer, au public et au privé, comme un troisième lieu. Bref, un site pur. L’homo sacer d’Agamben(qui jouait, à l’âge de vingt ans, le rôle d’un apôtre dans l’Evangile selon Saint Matthieu…), comme le paria Pasolini, le loup-garou de l’antiquité et de l’âge médiéval, ne se définissent pas d’être extérieurs à la situation, mais de n’être ni intérieurs, ni extérieurs. C’est cette situation intenable, invivable, qu’endure Œdipe.

C’est pourquoi toujours la tragédie trace comme un parcours des yeux. Le héros voit les lois en conflit. Puis, moment du déni tragique, il s’aveugle envers l’une d’elles, gardant le regard fixé sur l’autre. De cet aveuglement du chef ont vécu et vivent armées et cités. Suit alors une catastrophe qui lui ouvre les yeux : moment de la vérité tragique.

La vision crève les yeux, et elle singularise le héros au point que la Cité n’a pour lui plus de place.

Pasolini a vu. Quoi ? Le destin de la Gauche des années soixante avec Mai 68 : comme elle tout entière, il a pensé que la sexualité était un agent de subversion radicale des structures bourgeoises (Théorème). Mais bien avant tout le monde, il verra très tôt l’aporie que la prophétie réalisée allait produire, d’où le négativisme et le nihilisme de Salo.

Nous habitons encore cette aporie, nous n’avons même pas commencé d’en sortir. C’est pourtant notre tâche : nous avons commencé avec l’évidence de l’horreur et de l’atroce que compulsent des talents filmiques aussi puissants que Gaspar Noé ou Bruno Dumont. Nous devons aussi remonter, en les dénouant, tous les fils de la grandeur tragique.

 

Jean-Claude Milner peut en venir à écrire ceci : « Les exercices mortifères accomplis sur le corps sain délivrent ce qui n’est rien de plus qu’un sépulcre, un gémissement mal distinguable du souffle spirituel. La souffrance infligée est le signe de tous les envols. À une charogne et le Cygne sont un seul et même poème. Théorème et Salo sont un seul et même film ». Absolument faux : Théorème est le chef d’œuvre du credo illusoire de toute la Gauche européenne et américaine dans les années soixante : que la sexualité était intrinsèquement subversive et menaçante pour la bourgeoisie. Une fois la « libération sexuelle » atteinte et accomplie à la fin des années soixante, Pasolini a vu, de nombreux textes de sa part à la même époque le confirment, qu’au contraire la récupération instantanée de cette « libération » par la marchandise ruine cette illusion de la Gauche de sa génération : non seulement la sexualité n’avait rien d’intrinsèquement « révolutionnaire » et subversif, mais le passage à la monstration pornographique fabrique un nouveau fascisme.

« La fièvre de consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé. Chacun, en Italie, ressent l’anxiété dégradante d’être comme les autres dans l’acte de consommer, d’être heureux, d’être libre, parce que tel est l’ordre que chacun a inconsciemment reçu et auquel il doit obéir s’il se sent différent. Jamais la différence n’a été une faute aussi effrayante qu’en cette période de tolérance ».

L’assomption protestante du péché, l’impératif « moderne » de la transgression, sont devenus la norme et l’impératif catégorique du nihilisme démocratique : « le faux sentiment de liberté procuré par la société de consommation, qui nous provient de ce que l’on nous offre la possibilité de transgresser d’anciens tabous, ce qui équivaut en réalité à une répression beaucoup plus forte que celle d’avant ». Car la plus atroce et implacable des Lois est celle qui exige sa propre transgression.

Ce qui est égaré en chemin, c’est la grâce que cette assomption avait visé et réussi historiquement à sauver. Nous devons remonter le fil : devant l’impératif nihiliste de tout transgresser et profaner, de ne rien ménager ni rien conserver, dans cet iconoclasme pavlovien qui nous tient lieu de « culture » maniaco-dépressive, remonter le réseau sophistiqué (et sublime) de l’économie tragique.

Il y a aujourd’hui une vulgate esthétique petite-bourgeoise du « Mal radical », qui se croit encore formée sur le modèle héroïque de Sade ou Bataille, Genet ou Pasolini, et qui n’est plus que répétition exténuée (ce qu’encore une fois seul Pasolini aura pressenti avec une grande acuité dans Salo).

C’est que c’est bien la position de Sade qui est aujourd’hui idéologique au sens strict : on rationalise absolument le penchant humain au crime et à la perversion, et on efface les traces de cette rationalisation : Pozner et Dick Cheney à la Maison Blanche, ne thématisent absolument rien d’autre pour légitimer le fascisme « démocratique »

à l’américaine, qui tue et torture, à l’aveugle, partout. « L’homme loup pour l’homme » est aujourd’hui la Loi au-dessus des règles édictées. On fixe des règles, mais « chacun sait bien » qu’au-dessus de ces règles, tous les coups sont permis, et même chaudement encouragés.

Le pathos, dans ce dispositif contemporain, n’est pas du tout hors-jeu : il est pleinement assumé. Le pathos porno-gore-infantile-animalier, la commémoration confortable du massacre de masse, de la torture et du corps supplicié dans sa jouissance, neutralisent le sublime kantien de cet aristotélisme strict par l’apathie sadienne, qu’il faudra pour cette raison passer au crible et rapprocher de l’apathie stoïcienne. L’esthétique moderne raffole du pathos, mais peine à en jouir : Sade et Aristote se neutralisent. Ni Catharsis, ni délectation érotique.

« La consommation consiste en un pur et simple cataclysme anthropologique, et je vis ce cataclysme qui, du moins pour l’instant, n’est que dégradation, je le vis chaque jour, dans les formes de mon existence, dans mon corps. C’est de cette expérience directe, concrète, dramatique, corporelle, que naissent en conclusion tous mes discours ».

Salo : un testament, avec, comme de juste, ses exécutants.

[Table of contents]

S/S 2007 issue 7

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