Purple Magazine
— S/S 2008 issue 9

Pierre Le-Tan

Pierre Le-Tan by Albercht Kunkel

interview by SIMON LIBERATI
portrait by ALBRECHT KUNKEL

 

PIERRE LE-TAN drew his first cover for The New Yorker at 18. Many others have followed, and the Parisian man-about-town has remained one of the most important and secretive illustrators in France. With a few pencil lines he is able to capture the essence of his subjects,
infusing them with a quiet nostalgia, a charming naiveté, and a delicate touch of irony. He drew this new series of portraits especially for Purple.

SIMON LIBERATI — C’est horrible, la copropriété de ton immeuble a détruit la très jolie mosaïque  à croix gammées du hall d’entrée.
PIERRE LE-TAN (l’air désolé) — Oui, ce sont des cons.

SIMON LIBERATI — Tu crois que c’est une idée de tes voisins ? En particulier de la fondation Josée de Chambrun, feue la Comtesse René de Chambrun étant la fille de Pierre Laval ?
PIERRE LE-TAN — C’était une très jolie mosaïque. J’ai essayé d’en récupérer un peu mais en vain.

SIMON LIBERATI — Contrairement à ton ami Patrick Modiano, la période de l’Occupation ne t’a pas tellement inspiré. Néanmoins dans vos livres respectifs il y a une nostalgie des années 40. Parfois on dirait que vous parlez des mêmes gens mais de manière différente. Tu te montres plus précis.
PIERRE LE-TAN — Mon père et le sien se connaissaient. Et les gens que Patrick évoque dans le livre qu’on a écrit ensemble, Memory Lane, ont vraiment existé.

SIMON LIBERATI — Pourtant il y a toujours une vapeur de rêve dans ce qu’il écrit. Il déréalise. Alors que toi tu te poses plutôt en mémorialiste. Tu es minutieux même lorsque tu inventes. Ton père vietnamien, Le Pho, était peintre, je crois ?
PIERRE LE-TAN — Oui.

SIMON LIBERATI — J’ai lu dans ta bio qu’il était né en 1907. Ce qui en fait un contemporain  de Balthus. Ils se connaissaient ?
PIERRE LE-TAN — Non.

SIMON LIBERATI — Il y a des œuvres de Balthus qui font penser aux peintures de ton père.
PIERRE LE-TAN — Lorsqu’il est arrivé du Viêtnam en 1931, mon père a fait le voyage en Italie. Il a été lui aussi très inspiré par les primitifs italiens.

SIMON LIBERATI — Tu parles très bien dans un de tes livres, Paris de ma jeunesse, de ce curieux milieu annamite chic qui formait l’entourage de Bao Daï, l’ex-empereur déchu. Lui, tu l’évoques joliment comme une ombre, « une silhouette imposante mais furtive » qui circule dans le corridor d’un grand appartement sombre de la rue Albéric Magnard, près du Ranelagh. C’est un vrai souvenir ?
PIERRE LE-TAN — Oui, une amie de mon père, Madame D. était la maîtresse de Bao Daï.  Le milieu des vietnamiens du Paris d’avant-guerre se composait de fils de hauts mandarins qui voulaient vivre comme des Européens.  Il y avait une curieuse atmosphère. J’ai pensé à écrire un livre là-dessus mais je ne l’ai pas fait.

SIMON LIBERATI — Il existait même des play-boys indochinois qui rivalisaient avec Rubirosa sur les mêmes femmes. On a oublié tout ça. L’autre jour quand je lisais ce livre, je t’ai téléphoné pour te demander si tu avais vraiment été le gigolo de Barbara Hutton comme tu le racontes dans ce livre. Tu m’as répondu : « Non c’est une histoire inspirée par le parrain de mon frère ».
PIERRE LE-TAN — Exactement il s’agissait d’un médecin. Il n’était pas gigolo, plutôt un séducteur.

SIMON LIBERATI — Ah c’est ce curieux célibataire, qui possédait un tableau d’Hubert Robert et cette chambre décorée par Jean-Charles Moreux, une cabine de bateau ultra-parisienne avec un autel en souvenir des ancêtres dans un coin sombre…
PIERRE LE-TAN — Exactement. Il avait aussi une voiture américaine. Une Oldsmobile à l’époque où c’était encore chic d’avoir une voiture américaine. À son enterrement au cimetière Montparnasse, célébré par un bonze, Bao Daï conduisait le cortège.

SIMON LIBERATI — Je vois que tu lis une biographie de Rubirosa.
PIERRE LE-TAN — Pas très intéressante mais elle vaut surtout par le nom de l’auteur.

SIMON LIBERATI — Didier Schuller ! Le même Didier Schuller ?
PIERRE LE-TAN — Oui. Celui des Hauts-de-Seine.

SIMON LIBERATI — Mon Dieu. Quelle idée de devenir biographe après tout ça. C’est tout ce que tu aimes ce genre de belle rencontre.
PIERRE LE-TAN — Oui.

SIMON LIBERATI — On dirait une de tes blagues.  À propos de gens connus, du style « Jacques Crozemarie est un grand spécialiste de la poésie persane ».
PIERRE LE-TAN — J’aime beaucoup Jacques Crozemarie, mais je ne savais pas qu’il s’intéressait à la poésie persane. Qu’est-ce qu’il est devenu, il est mort ?

SIMON LIBERATI — Oui d’un cancer, je crois. Son goût pour les Lamborghini était aussi assez étonnant. Ça collait aussi mal avec son physique que la poésie persane.
PIERRE LE-TAN — Est-ce qu’il y a vraiment un physique pour les propriétaires de Lamborghini ? J’ai l’impression qu’il s’agit de gens de qualités assez disparates. Je crois que je n’ai jamais connu personne qui possède une Lamborghini. Ah si ! Un de mes ex-pseudo beau-fils.

SIMON LIBERATI — Tu veux sans doute parler d’un petit ami de ta fille Olympia. Il ressemblait  à Jacques Crozemarie ?
PIERRE LE-TAN — Non, je n’ai pas l’impres-sion.

SIMON LIBERATI — Pour en revenir à la peinture et à ton père. Il y a un autre peintre qui t’as beaucoup influencé dans ta jeunesse, c’est Victor Bérard.
PIERRE LE-TAN — Pas Victor Bérard, Christian Bérard ! Non, il ne m’a pas vraiment influencé.

SIMON LIBERATI — Pourtant il me semblait qu’à la vente de ta collection chez Sotheby’s il y avait pas mal d’œuvres de lui ?
PIERRE LE-TAN — Christian Bérard est un très bon peintre. On le prend souvent pour un mondain, un dilettante. En vérité il s’agit d’un très grand artiste. Meilleur que Balthus, moins construit. Il laissait couler. Ses ébauches, ses petits gribouillages sont formidables, le moindre d’entre eux est très précis.

SIMON LIBERATI — Tu l’as collectionné mais  il ne t’as pas influencé ?
PIERRE LE-TAN — Non je ne crois pas. Sauf qu’il avait l’air d’être aussi angoissé que moi !

SIMON LIBERATI — Tu as toujours dessiné ?
PIERRE LE-TAN — Aussi loin que je me souvienne. Et j’ai commencé à collectionner très jeune l’art et les objets, bien avant d’être adulte.

SIMON LIBERATI — Tu es d’une famille riche ?
PIERRE LE-TAN — Non. C’est curieux, les gens pensent souvent que je suis riche.  J’ai surtout des dettes.

SIMON LIBERATI — Je crois que tu as commencé ta carrière très jeune. Tu as illustré ta première couverture du New Yorker à 18 ans ?
PIERRE LE-TAN — Oui en 1969.

SIMON LIBERATI — Comment es-tu arrivé là  si vite ?
PIERRE LE-TAN — Par un ami américain de ma mère : David Rowlandson Preston. Un lointain descendant du fameux caricaturiste anglais.

SIMON LIBERATI — Rowlandson. Celui qui faisait des caricatures de Napoléon et aussi des Merveilleuses à Paris sous le Directoire. J’en ai vu chez Nicole Cartier-Bresson à la campagne autrefois, quand j’étais petit.
PIERRE LE-TAN — Napoléon oui. Mais les Merveilleuses, ce n’est pas lui.

SIMON LIBERATI — Donc David Rowlandson Preston t’a introduit au New Yorker.
PIERRE LE-TAN — C’est à dire qu’il était l’ami du directeur artitistique Jim Geraghty.

SIMON LIBERATI — Le petit ami ?
PIERRE LE-TAN — Non, non pas du tout, juste un ami.

SIMON LIBERATI — Et de là tu fais la couverture ?
PIERRE LE-TAN — Je montre mes dessins,  je commence par faire des culs-de-lampe pour les articles, puis un jour on me propose la couverture.

SIMON LIBERATI — À 18 ans, en pleines années pop, ta carrière américaine démarre.
PIERRE LE-TAN — Oui j’ai beaucoup travaillé à New York pour presque tous les magazines, très jeune, du New York Times au Vogue américain.

SIMON LIBERATI — Qu’as-tu fait avec l’argent de ta première couverture du New Yorker ?
PIERRE LE-TAN — Bonne question. 2000 dollars, à l’époque c’était une somme. Figure-toi que je vivais toujours chez mes parents et que j’ai oublié de toucher le chèque. C’est la secrétaire du New Yorker qui m’a téléphoné en me demandant si j’en avais fait un marque-page. Ce qui ne risque pas de m’arriver aujourd’hui.

SIMON LIBERATI — Tu t’es installé à New York ?
PIERRE LE-TAN — Non, j’y allais deux fois  par an.

SIMON LIBERATI — Tu descendais où ?
PIERRE LE-TAN — Au Chelsea, ou chez un ami qui avait un appartement dans le Dakota building.

SIMON LIBERATI — On m’a raconté que tu descendais à l’hôtel Pierre avec toute ta famille pendant des semaines en échange de dessins.
PIERRE LE-TAN — C’est faux. C’était plus tard, quand je travaillais pour le magazine Traveler. Je faisais des reportages dans le monde entier et ils me payaient l’hôtel, c’est normal.

SIMON LIBERATI — La presse américaine de l’époque devait être assez différente de celle d’aujourd’hui ?
PIERRE LE-TAN — La façon dont travaillait Ted Riley, mon agent, n’avait rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui. Lui même était un être merveilleux, un physique d’espion tant il était ordinaire, un personnage de William Burroughs. Il était l’agent de Steinberg,  de Gnoli, et aussi de Sempé. Il travaillait sans ordinateur. On voyait essentiellement nos  clients — rédacteurs en chef, directeurs artistiques ou éditeurs — dans de vieux restaurants dont je garde un souvenir émerveillé. Ils avaient souvent des noms français comme Lutèce ou La Caravelle. Ces gens n’étaient pas ennuyeux. Beaucoup venaient d’Europe et certains avaient fui le nazisme. Ils me semblaient tous âgés mais ils devaient avoir l’âge que j’ai maintenant : ils s’appelaient Fabio Coen, Ole Risom, Henry Wolfe, Ivan Chermaieff, Frank Zachary, Bea Feitler… Où sont ils maintenant ?

SIMON LIBERATI — Au cimetière probablement. On dirait que tu regrettes cette époque ?
PIERRE LE-TAN — Oui.

SIMON LIBERATI — Ce temps où tu avais des masses de travail rémunéré… Par ailleurs tu dessines beaucoup pour toi. J’aime le portrait que tu as fait de ta fille Olympia. Je trouve qu’il ressemble à une œuvre d’Alistair Crowley, à cause des yeux et aussi un peu  à Bellmer. Tu aimes Bellmer ?
PIERRE LE-TAN — Oui. Pas les œuvres surréalistes, ni les dessins érotiques. Ce qu’il y a de mieux ce sont les portraits. Bellmer était un très grand dessinateur.

SIMON LIBERATI — Tout à l’heure on parlait de ton portrait d’André, le fondateur du Baron.  Tu voulais le dessiner en compagnie de la chanteuse Lara Fabian. Tu pensais que ça lui plairait beaucoup d’être vu avec elle et tu m’as dit un truc bizarre :  « Il faut que je trouve une photo d’elle pour la décalquer ». Tu décalques tes portraits ?
PIERRE LE-TAN — Ce genre de personne, comme Lara Fabian, oui.

SIMON LIBERATI — Tu as dû beaucoup décalquer dans ta vie. Car tu as fait pas mal de portraits de commandes. Surtout dans ta période pub, de retour à Paris dans les années 80.
PIERRE LE-TAN — Ne m’en parle pas.

SIMON LIBERATI — Quand tu exécutes des commande, tu gardes les originaux ?
PIERRE LE-TAN — Un moment, puis je les fiche à la poubelle.

SIMON LIBERATI — Tu as beaucoup travaillé pour la pub ?
PIERRE LE-TAN — Oui, entre autres pour l’agence TBWA grâce à mon ami Le Moult.

SIMON LIBERATI — Celui qui s’est noyé à Formentera ?
PIERRE LE-TAN — Non, en Corse. J’adore Jean-François Copé !

SIMON LIBERATI — Pardon ?
PIERRE LE-TAN — J’adore Jean-François Copé !

SIMON LIBERATI — Moi aussi… Tu regardes la télé du café dans mon dos, c’est ça ?
PIERRE LE-TAN — Tu as vu sa teinture ?

SIMON LIBERATI — Ah oui, on dirait un Régécolor mais je crois que c’est la télé qui sature en rouge.
UN VOISIN DE CAFE — Ah oui, ça arrive souvent avec les écrans plats.
PIERRE LE-TAN — Non, c’est une teinture. En revanche Laurent Fabius ne se teint pas  les cheveux !

SIMON LIBERATI — Moi je crois vraiment que c’est la télé.
UN VOISIN DE CAFE (l’air fatal) — Moi, je crois que le Parti Socialiste va disparaître.

SIMON LIBERATI — Pour en revenir aux années que tu aimes, l’histoire que tu racontes sur Aly Khan à propos de son maillot de bain où était inscrit « Do not
open before Christmas ». Je supposes que tu ne l’as pas vécue. Tu l’as trouvée où ?
PIERRE LE-TAN — Euh… dans les mémoires de… Je ne me souviens plus de son nom… Il s’appelle… Je l’ai connu en plus… Euh… Michael Wishart ! Un peintre assez médiocre qui a écrit un livre de mémoires remarquable : High Diver, le plongeur de haut vol.

SIMON LIBERATI — Tu aimes bien les mémoires. Tu parles aussi d’un livre de souvenirs écrit par un coiffeur qui a l’air remarquable, Antonio quelque chose ?
PIERRE LE-TAN — Antonio Magagnini ! Son livre s’appelle Les mille et un cheveux d’Antonio de Paris. Un ouvrage fondamental que tout amateur de littérature se doit de posséder.

SIMON LIBERATI — Tu as l’air de bien aimer  les coiffeurs. Tu en parles souvent dans ton œuvre.
PIERRE LE-TAN — Oui. Tu sais, André, je crois que je ne vais pas le dessiner en compagnie  de Lara Fabian mais de Gabriel Marcel.

SIMON LIBERATI — Qui ?
PIERRE LE-TAN — Gabriel Marcel.

SIMON LIBERATI (approximatif) — Ah oui c’est une bonne idée…
PIERRE LE-TAN — Tu vois qui c’est ?

SIMON LIBERATI — Hum, oui ça me dit quelque chose.
PIERRE LE-TAN — Un philosophe catholique.

 

Bibliographie de Pierre Le Tan en France :

Memory Lane (en collaboration avec Patrick Modiano), Hachette POL, 1981
Voyage au pôle nord, Hachette, 1981
Voyage avec la sirène, Hachette, 1982
Poupée Blonde (en collaboration avec Patrick Modiano), POL,1983
Les Contraires, Hatier, 1986
Rencontres d’une vie, Aubier, 1986
Paris de ma jeunesse, Aubier, 1988
Lettres de Marik Loisy, Aubier, 1989
Album, Aubier, 1990
Dessins, Bartsch & Chariau, 1992
Épaves et débris sur la plage, Le Promeneur, 1993
Cléo prépare Noël, Gallimard, 1993
Carnet tangérois, Le Promeneur, 1996
Carnet des années Pop, Le Promeneur, 1997

Bibliographie de Simon Liberati :

Anthologie des apparitions, Flammarion, 2004
Nada exist, Flammarion, 2007

[Table of contents]

S/S 2008 issue 9

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